La souplesse d'abord Thierry MARIÉ - 5 octobre 2005 « La fleur est une feuille folle d'amour. » Johann Wolfgang von Goethe - Essai sur la Métamorphose des plantes Il est assez courant qu'une personne désireuse d'apprendre à dessiner soit en attente d’une méthode magique lui permettant de passer directement de la maladresse à la précision. L'espoir de trouver le moyen d’enseigner la danse à une statue ne serait pas plus illusoire. La première étape de l’apprentissage du dessin n’est ni la découverte de règles théoriques, ni même l’acquisition du sens des proportions : c'est, comme dans toute espèce de gymnastique, le développement de la souplesse. Une main raide, commandée par un esprit inflexible, resterait incapable de faire le moindre progrès en art. Or, il est précieux au maître comme à l’élève de comprendre que cet assouplissement nécessaire doit s'effectuer simultanément sur plusieurs plans. Posture et gestuelle La plus évidente des souplesses est la souplesse du corps. N’oublions pas que le dessin est un exercice qui réclame une relative agilité physique. Il n’est certes guère indispensable au dessinateur de se livrer à des acrobaties olympiques, même si la peinture de plein-air peut être empreinte d’une légère sportivité – et tout particulièrement lorsque les éléments météorologiques se liguent contre les beaux-arts. Cependant, il faut savoir que l’on ne dessine pas uniquement avec sa main, mais avec son bras entier, et que l’on ne doit pas hésiter à secouer celui-ci par moment afin de vérifier la décontraction du poignet, du coude et de l’épaule. En outre, une relative mobilité du corps entier est souvent convoquée par la nécessité de s’adapter au sujet. Même lorsqu'on ne court pas après un papillon en vol, même si l'on se fixe la mission de ne "croquer" une pomme que dans sa parfaite immobilité de "nature morte", il faut bien effectuer des mouvements dont nos tracés seront la trace. En ce qui concerne le travail d’après modèle vivant, où les postures peuvent se succéder rapidement, on ne reste pas systématiquement assis à la même place comme si l’on avait les fesses collées à sa chaise ou en donnant pour prétexte à son immobilisme qu’une planche à dessin en contreplaqué est trop lourde à déplacer. Dans tous les cas, un croquis s’effectuera parfois debout, parfois assis, parfois accroupi sur le sol, en cherchant autant le bon angle que le bon éclairage, tout en s’assurant de l’espace nécessaire à une gestuelle libre. C’est seulement lorsqu’un certain assouplissement se manifestera par un trait de crayon fluide, moins attaché au contour définitif des choses et plus agile à pénétrer la qualité structurelle des formes, qu’il sera possible d’accéder à une certaine précision graphique. Agilité du regard La souplesse du dessinateur est aussi celle de son regard. L’agilité perceptive implique d’accepter de voir le monde comme un phénomène changeant, toujours nouveau, et non comme une juxtaposition de choses immobiles. Ce désir d’épouser le mouvement de la nature, si démonstratif chez les baroques et les impressionnistes, est à la source de toute expérience picturale, même lorsque son expression est plus subtile ; et l'on en perçoit la manifestation dans les plus anciennes formes d'art visuel. Une image dépourvue de cette dynamique vitale inspire une sensation de dureté et de fausseté, elle peut même être involontairement effrayante dans le cas d'un portrait. Comment dessine-t-on un arbre ? Comment dessine-t-on un cheval ? Comment dessine-t-on un enfant ? Imaginer qu’il existe une réponse verbale à ces questions, c’est se représenter l’apprentissage artistique comme une accumulation de formules. Mais le monde de la perception ne s’aborde pas avec des idées fixes : la vérité du dessinateur est la nouveauté que son œil lui découvre à chaque instant. Il est vrai que l’on peut proposer des « canons », des règles de proportion et d'autres commodités rassurantes pour presque toutes les catégories de sujets. Mais ces modélisations idéales trouvent précisément leurs limites dans leur idéalisme. Il n’est qu’à voir combien l’étonnante diversité des postures, des perspectives et des éclairages, combinée à la personnalité du modèle, fait de chaque croquis du corps humain un défi singulier et une aventure étonnante. Passion détachée Puisque nous ne pouvons ni ne voulons dessiner à la manière d’une machine, acceptons volontiers de dessiner comme des êtres sensibles. Mais cette sensibilité ne doit pas donner lieu à une raideur émotionnelle. Sur ce plan aussi, l'apprentissage du dessin nous invite à cultiver une certaine souplesse. Elle se manifestera ici par un sens du détachement portant à se défaire des emprises égoïques. Tout d'abord, mon dessin n’est pas "moi". Non pas qu’il n’y ait rien de ma personne en lui, mais il n’est pas tout moi-même et je ne suis pas que cela. Voilà qui devrait me permettre de travailler librement et passionnément au lieu de me juger à chaque instant en considérant mon ouvrage comme le miroir de mes vices et de mes vertus. Je ne trouverai d’ailleurs de réelle satisfaction dans le dessin et la peinture qu’en m’oubliant pour me consacrer entièrement à ce que je fais, sans peur de quitter ma zone de confort, joyeusement détaché de l'idée de prouver quoi que ce soit à qui que ce soit. On ne saurait trop dénoncer l’effet pervers d’une éducation imprégnée de l’obsession de tout réussir du premier coup - sous prétexte de prévenir la complaisance et la mollesse de caractère. En réalité, en inoculant à l’enfant la peur de l’échec et la honte de la gratuité on ne forme pas un « gagneur », mais une personnalité craintive et mesquine. Nous avons tous un peu mangé de cette mauvaise soupe. La bonne nouvelle est que le poison qu’elle contenait n’est pas sans remède. Vous êtes angoissé à l’idée de vous risquer en terrain inconnu et obsédé par le besoin de tout rentabiliser ? Laissez tomber ce logiciel comptable ! Entrez dans l'expérience pour elle-même et non pour ses éventuels résultats. Acceptez de dessiner simplement pour dessiner de mieux en mieux et non pour obtenir des dessins réussis qui prouveront que vous n'avez pas perdu votre temps. Et puis, merde ! acceptez de perdre votre temps. Art et métamorphose Bien que notre cerveau présente l’apparence d’une matière assez molle, c’est probablement sur le plan mental que nous sommes le plus confrontés au péril du durcissement. Il faut dire que c’est la pensée qui fixe les limites des choses en toute matière. C'est elle qui trace les frontières me séparant des autres êtres, me distinguant de l’environnement naturel et m'éloignant de l’univers entier. L’idée que je me fais de moi-même - qu'elle soit banale, glorieuse ou piteuse - se constitue en rempart contre une autre idée qui la menace : celle de la dispersion de mon être dans l’infini. C’est dire que j’y tiens beaucoup, à cette idée ; et qu'elle me tient aussi. Ces considérations métaphysiques, quelque peu vertigineuses, ne nous éloignent pas du dessin. Elles sont au contraire directement impliquées dans la question de l’apprentissage artistique, parce que celui-ci entraîne une mobilisation de l'âme et un processus de transformation absolument incompatibles avec une vision figée de soi-même. Le fatras de ce que l’apprenti-dessinateur pense de lui-même, de ses capacités et de ses incapacités est donc une coquille vide dont il ne faut pas faire un boulet. Apprendre à dessiner, passer de l'état où l'on ne peut pas dessiner ce que l'on voit à l'état où l'on peut dessiner ce que l'on voit, ne consiste pas à se faire greffer des aptitudes en demeurant inchangé. Ce passage nécessite de transformer radicalement sa capacité de perception, donc de mourir un peu à ses croyances concernant ce qu'on voit et la manière dont on voit. Cette métamorphose, tant qu’on ne lui oppose aucune résistance compulsive, n’est en elle-même ni douloureuse ni même très difficile : c’est, à proprement parler, "l'enfance de l'art". - Cours de dessin et peinture avec Thierry Marié à Nancy (Lorraine) |