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Le dessin ou la Voie de la Perception

Thierry Marié

 
 
Pour la plupart de nos contemporains, la pratique du dessin ne concerne que les artistes ou les professionnels œuvrant dans l’illustration, l’architecture, le stylisme ou le design. Il semble alors "normal" de ne pas savoir dessiner et exceptionnel - voire miraculeux - de savoir dessiner. Toutefois, une autre manière d’envisager le dessin nous invite au contraire à le considérer - au moins dans ses formes élémentaires - non comme un talent étrange, mais plutôt comme une capacité constitutive de la condition d'être humain ; et par conséquent comme un apprentissage aussi fondamental que celui du calcul, de la lecture et l'écriture.

Savoir dessiner : un apprentissage fondamental

Ce point de vue renverse complètement les choses puisqu’il fait apparaître comme une déficience fondamentale l’inaptitude au dessin - étant entendu que nous parlons ici de dessin d'observation ou dessin objectif, c'est à dire d'une représentation graphique qui vise essentiellement une ressemblance avec le visible.
 
Dans cette perspective, un homme incapable de faire un portrait ou de dessiner correctement une chaise, par exemple, sera considéré comme un handicapé, quelles que soient par ailleurs son intelligence, son habileté et son imagination.

Cette idée est certainement dérangeante, mais pourquoi l’être humain devrait-il s’accommoder en dessin d’un blocage de l’évolution de ses capacités à l’âge de 8 ou 10 ans ? Il est toujours possible d'éviter le problème en se réfugiant dans le cliché romantique nous présentant le dessin comme un « don artistique » réservé à quelques êtres exceptionnels. Mais un tel argument pourrait servir à justifier toutes sortes d’autres lacunes éducatives. Ainsi, dans un monde ou l’enseignement de l'écriture serait négligé, celle-ci apparaîtrait probablement tout aussi extraordinaire : on pourrait prétendre que seuls les grands génies bénéficiant d’un "don littéraire" sont capables d'écrire leur nom ou de rédiger une petite lettre administrative.

Le dessin et le cerveau
 
Le fait de ne pas savoir dessiner ne nous prive pas seulement de la possibilité de produire des images utiles, esthétiques ou amusantes. En exploitant le système perceptif qui nous relie au monde, l’exercice du dessin a aussi un effet déterminant sur la conscience du dessinateur. Depuis les années 1970, on peut soutenir sur la base d'arguments scientifiques développés dans le cadre de la psychopédagogie que le dessin sollicite des fonctions spécifiques du cerveau laissées à l'abandon par les principales autres activités de notre existence. Les recherches effectuées sur la localisation des fonctions cérébrales par des neurophysiologistes comme Roger W. Sperry ont conduit à envisager que les deux hémisphères de notre cerveau correspondent respectivement à deux modes de fonctionnement très différents : notre "cerveau gauche" permettrait une approche analytique, discursive et additionnelle, tandis que notre "cerveau droit" donnerait accès à une appréhension globale, visuelle et divisionnelle. Le professeur d'art Betty Edwards s'est fondé sur cette théorie de l'asymétrie cérébrale pour élaborer une méthode d'apprentissage du dessin qu'elle décrit dans son célèbre ouvrage Dessiner grâce au cerveau droit (édition Mardaga).
 
Quoi qu'il en soit de la réalité de cette théorie de la bipolarisation cérébrale (dont on peut critiquer les versions simplistes), il est clair que le dessin ne dépend fondamentalement ni d’une technique d’exécution ni d’une habileté manuelle, mais avant tout d’une acuité perceptive. Tous les enseignants en dessin savent que la clef de cette discipline se situe davantage dans la qualité d’observation que dans la virtuosité d’exécution, et qu'aucune astuce technique ne pourrait jamais permettre à une personne refusant d’améliorer sa perception de devenir un dessinateur. Nous commettons une erreur lorsque nous croyons que nous ne savons pas dessiner parce que nous représentons très mal ce que nous voyons bien. En vérité, la plupart du temps, nous ne pouvons pas dessiner correctement parce que nous représentons à peu près bien ce que nous voyons très mal. La cause de notre incapacité à dessiner se trouve moins dans le vide de la main que dans l’encombrement de l’œil.

Un mur d'images mentales

Si nous sommes incapables de bien voir - sans souffrir d'une anomalie relevant de la compétence d'un ophtalmologiste ou d'un neurologue - c'est qu'un obstacle à la perception se présente dans la structure même de notre conscience. Cet obstacle est psychologique : il s'agit du mur de symboles intérieurs que nous avons forgés pour tenter de contenir l’univers dans le cercle clos de notre conscience. Cette masse de représentations mentales parasite toutes nos informations perceptives - quand elles ne prétendent pas tout bonnement les remplacer. Si je vous demande si vous savez ce qu’est un zèbre, une image surgit instantanément en vous. Il est évident que cette image n’est pas une perception neuve mais le résidu d’une expérience, le souvenir d’une perception figée dans un concept rassemblant tout ce que vous croyez savoir sur l’animal. Il est facile d’admettre que cette image tirée de notre bibliothèque mentale ne sera pas suffisante pour dessiner un zèbre de manière réaliste (que ceux qui en doutent fassent l’expérience !) Mais il faut aller plus loin : dans le cadre d'un dessin d'observation avec un vrai zèbre, non seulement l'image mentale ne nous rendrait aucun service, mais elle constituerait même un obstacle car elle nous empêcherait d'avoir une perception immédiate de l'animal, tel qu'il se trouve effectivement devant nous dans sa réelle apparence.
 
Ce parasitage est mis en évidence par la surprenante ressemblance de tous les mauvais dessins figuratifs, dévoilant des défauts d’observation reposant toujours sur cette même confusion : chaque forme a été dessinée en partie telle qu’elle a été perçue et en partie telle qu’elle a été envisagée intellectuellement. Ainsi on dessinera une assiette posée sur une table comme si elle basculait vers le spectateur pour montrer toute sa rondeur parce que l’on sait qu’elle est ronde ; on placera le nez au milieu d’un visage même si le modèle se présente de trois-quarts parce que l’on sait que le nez est au milieu de visage.
 
Il va de soi que nous mettons de côté la question de la stylisation qui peut jouer volontairement sur cette déformation - comme dans certaines formes d’art traditionnel ou dans le cubisme, par exemple. Nous nous attachons seulement ici à étudier ce qui fait obstacle au dessin objectif ou dessin d’observation. Or, de quelle nature est cet empêchement et quelle est sa cause ?

Formations et déformations des images

L’origine du défaut d'observation que révèle la maladresse en dessin se trouve dans l'adaptation précoce de nos facultés de perception à notre environnement matériel et social. Tout d'abord, pour faire de ses yeux un instrument fiable, l’enfant doit apprendre très tôt à corriger spontanément les illusions d’optiques dont il pourrait être victime : impossible sans cela de se déplacer physiquement sans trébucher ou se cogner partout. Une fois acquise, cette faculté corrective opère si subtilement que son action passe inaperçue et que l’on ne trouve plus l’occasion de se poser la moindre question à son sujet : ainsi, nous n’avons aucun doute quant au fait qu’un personnage s’éloignant de nous ne devient pas vraiment plus petit, même si cette illusion est bien produite par notre système visuel ; de même, nous sommes certains que les glissières de sécurité au bord d’une route sont en réalité parallèles et non convergentes comme elles apparaissent. Tant que cette fonction d’interprétation nous aide à évoluer dans notre monde, elle nous rend de grands services. Mais dès qu’il s’agit de représenter les trois dimensions de l’espace sur le plan du dessin, elle devient un vrai problème. La conséquence la plus manifeste en est la production d’invraisemblables fautes de perspective.
 
En outre, les interprétations dont nos perceptions sont l’objet ne correspondent pas seulement à un processus d’adaptation au monde matériel mais aussi à un processus d’adaptation aux conventions sociales de nos éducateurs. Il est en particulier très difficile pour quiconque ayant appris à nommer le monde de traverser la grille du langage qui le sépare désormais des phénomènes. Notre discours intérieur « fixe » le monde en nous donnant le sentiment illusoire d’une permanence réconfortante et nous interdit de percevoir le flux mouvant de l’énergie animant toute forme. Dès que nous reconnaissons un zèbre, nous cessons de le voir, nous nous disons : "c’est un zèbre", comme si c'était suffisant ! Et voilà notre conscience bien occupée par ce mot fixe qui ne nous est d'aucune utilité pour dessiner l'animal en mouvement. Car mettre un nom sur une forme nous donne simultanément l’assurance que nous savons y penser et l’illusion persistante qu’il est inutile de la regarder. En définitive, nommer nous empêche de voir.
 
Lorsque nous étions enfants, nous disposions de peu de représentations et nos yeux étaient grands ouverts sur un monde inquiétant et merveilleux. Le craquement d’une feuille morte sous nos pas ou l’éclat du soleil dans une goutte accrochée à nos cils avaient pour notre âme la saveur magique de l’inconnu. Les explications transmises par nos éducateurs nous ont permis de domestiquer l’univers en le couvrant d’étiquettes ; et plus nous augmentions notre collection d’étiquettes, plus nous nous sentions savants. Bientôt, nous ne fûmes plus capables de rien voir de neuf dans ce monde trop familier qui semblait avoir vieilli avec nous.

Virginité du regard et créativité

Cette réflexion sur la perception nous conduit bien au-delà de la seule question de l'apprentissage du dessin. Certes, se faire des représentations ne constitue pas un problème en soi : nous nous en faisons à chaque fois que nous associons une perception à une pensée ; peut-être même n'y a-t-il pas d'autre manière d'être un sujet connaissant que de se construire une représentation du monde. En outre, un dessin est aussi toujours une représentation.

Mais un dessin ne prétend pas prendre la place de ce qu'il représente, alors que notre imagerie mentale à tendance à se replier sur elle-même pour se substituer complètement au monde vivant. L'attitude la plus contraire à l'intelligence ne consisterait-elle pas à accepter d'être le gardien fanatiquement dévoué de représentations scientifiques, politiques ou religieuses sur lesquelles on ne se serait jamais sérieusement interrogé soi-même et à propos desquelles on n'aurait jamais eu soi-même aucune expérience de perception directe ?
 
Apprendre à dessiner, c’est apprendre à voir ici et maintenant ; apprendre à voir, c’est apprendre à arrêter le temps de la pensée. Il nous faut pour cela trouver le moyen de débrayer la fonction de réajustement systématique des perceptions auquel notre cerveau a été conditionné ; nous devons nous rendre capable de saisir une information perceptive avant qu’elle ne soit changée en mot. En nous exerçant au dessin, nous apprenons ainsi à développer une virginité du regard qui nous donne accès à un monde où il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir. Ce monde est un peu celui de l'enfance retrouvée.