De l'huile dans la peinture à l'huile
Petite histoire d'une erreur technique qui a fait tache d'huile
De l'idée fausse à la mauvaise habitude
On nous avait promis une augmentation de la vitesse de circulation de l'information et nous l'avons obtenue. Et nous constatons qu'elle s'applique autant à l'erreur qu'à la vérité - sans même parler de l'intoxication publicitaire, de la manipulation fondée sur la raison d'Etat ou des diverses opérations de communication couvrant les projets très discrets des puissants de ce monde. II faudrait donc être bien benêt pour accepter désormais de s'en remettre à quelque "autorité" médiatique ou institutionnelle en avalant rondement l'information - ou la désinformation - servie à domicile par la presse papier, la radio, la télé ou Internet. Dans bien des domaines, tels que ceux de l'écologie, de la santé ou de la diététique, la prolifération de rumeurs spontanées ou organisées et d'opinions sans fondement raisonnable vient quotidiennement augmenter le poids virtuel du catalogue des idées fausses.
L'art de la peinture souffre aussi de ce dérèglement due à la fameuse "augmentation de la vitesse de circulation de l'information" à en juger par la présence envahissante d'idées préfabriquées, d'habitudes pernicieuses ou au contraire d'interdits absurdes. L'exemple de la fameuse question de l'huile dans la peinture à l'huile illustre bien la manière dont une erreur peut s'incruster longuement dans une pratique et se transmettre à travers un enseignement répétitif et privé d'esprit critique.
En effet, de nombreux peintres amateurs - ainsi que des professionnls mal informés ou mal formés - commettent toujours l'erreur d'ajouter de l'huile crue - généralement de lin ou d’œillette - à la peinture à l'huile, en trouvant cela aussi évident que s'il s'agissait d'ajouter de l'eau à de la peinture à l'eau... Il est malheureux que cette aberration, qui s'est largement répandue au cours du XXe siècle, soit parfois encore pratiquée dans des ateliers ou même enseignée dans diverses publications. Car il ne s'agit pas là d'un choix délibéré mais d'une méchante habitude indiquant une ignorance des principes élémentaires du fonctionnement de la peinture à l'huile.
Ces principes élémentaires, quels sont-ils et d'où viennent-ils ?
La peinture à l'huile de Van Eyck et l'invention du médium oléorésineux
L'usage de corps gras pour lier les pigments est une pratique très ancienne remontant à la préhistoire - du moins dans ses formes rudimentaires - puisqu'on suppose que certaines peintures rupestres contiennent de la graisse animale. Si l'on cherche des écrits attestant de la présence d'huile dans la peinture, on trouvera par exemple ceux du moine Théophile datant du XIe siècle. Cependant, le procédé chimiquement complexe que l'on appelle aujourd'hui "peinture à l'huile" est un perfectionnement remarquable qui ne s'opère qu'au début du XVe siècle et que l'on attribue traditionnellement aux frères Van Eyck. Hormis ce qu'en a écrit Vasari près d'un siècle et demi plus tard, on sait factuellement peu de choses des circonstances de cette invention où se laisse cependant deviner l'influence de concepts alchimiques. Son principe consiste en une systématisation du mariage des contraires : la peinture doit être assez fluide dans l'exécution pour autoriser tous les fondus, mais elle doit finalement devenir solide pour assurer sa conservation.
Ceci est rendu possible par l'usage d'un diluant volatil utilisé en combinaison d'un médium ou "vernis à peindre" dans lequel les pigments seront aussi bien conservés que la forme d'un insecte enfermée dans une goutte d'ambre. Le médium est lui-même une association très intéressante de forces contraires puisqu'il est composé d'une résine maigre et dure et d'une huile cuite relativement plastique, formant ainsi une substance oléorésineuse assez souple pour n'être pas cassante, assez dure pour ne pas mollir. Quant à l'exécution, elle réclame le respect de la fameuse règle gras sur maigre, qui implique que toute nouvelle couche de peinture contienne une plus grande proportion d'huile que la couche sur laquelle elle est appliquée.
La peinture à l'huile est donc en réalité une technique que l'on ferait mieux d'appeler peinture "oléorésineuse" si le mot n'était pas un peu long, car c'est bien la combinaison judicieuse d'huile et de résine, plus ou moins fluidifiée par le solvant, qui fait sa spécificité, sa difficulté de mise en oeuvre et l'étonnante diversité de son rendu.
Huile crue ou huile cuite ?
S'il n'est pas besoin d'être chimiste pour comprendre et pratiquer la peinture à l'huile, il n'en demeure pas moins que la peinture à l'huile est un processus chimique - tout comme l'est en partie la cuisine. Le durcissement d'une peinture à l'huile n'est pas du tout un séchage comparable à celui qui résulte de la simple évaporation du diluant, comme dans la peinture à l'eau. Ce processus nommé siccativation est rendu possible par la présence d'air, de chaleur, de lumière, qui permet à l'huile de s'oxyder en se livrant à des échanges moléculaires avec l'environnement. Toutes les huiles ne sont cependant pas siccatives au même degré et certaines sont impropres à l'usage pictural. Les huiles traditionnellement employées sont l'huile de lin, l'huile d'oeillette, et l'huile de noix, auxquelles se sont ajoutées depuis peu l'huile de soja et l'huile de carthame. Les huiles destinées à entrer dans la composition des médiums sont depuis longtemps chauffées, et parfois cuites pendant plusieurs heures. Au contraire de ce que l'on observe en diététique la cuisson augmente ici considérablement les qualités de l'huile : elle offre en effet l'avantage de permettre à la couche picturale de sécher rapidement et en profondeur, de former un film d'un plus bel aspect et d'une plus grande incorruptibilité.
Or, tandis que les anciens peintres préparaient leurs couleurs au fur et à mesure des besoins avec de telles huiles, nous utilisons actuellement pour la plupart des peintures fabriquées industriellement avec de l'huile crue plus fluide et peu siccative. A dire vrai, ces couleurs sont broyées très finement par des procédés mécaniques supérieurs à ceux des anciens peintres et sont souvent d'une bonne qualité... à condition de ne pas leur ajouter davantage de cette huile crue qu'elles ont tout de même tendance à contenir déjà en trop grande quantité ! Car un excès d'huile crue ralentira la siccativation - ce qui est préjudiciable autant à la conduite de l’œuvre qu'à sa conservation. Certes, la matière picturale paraîtra riche et brillante au départ, mais elle jaunira bientôt en altérant particulièrement les tons bleus, pour finir dans certains cas par s'appauvrir totalement au point de perdre son éclat, de plisser ou de devenir pulvérulente.
L'huile crue est donc acceptable pour la fabrication des couleurs, mais c'est à peu près là le seul usage que l'on devrait en faire. Quelques fabricants scrupuleux, ayant sans doute constaté que leurs flacons d'huile de lin n'étaient manifestement pas achetés seulement par les rares artistes broyant eux-mêmes leurs couleurs, nous avertissent que ce produit n'est pas conçu pour être ajouté aux couleurs en tube à la manière d'un médium. Pourquoi persister à utiliser de l'huile de lin crue, par exemple, alors qu'il existe des dizaines de fort bons médiums liquides ou en pâtes, à séchage rapide ou lent, adaptés à tous les styles et joliment alignés sur les rayons des marchands de fournitures pour artistes ? Certaines personnes interrogées ont la franchise de donner ce genre de réponse : "parce que j'ai toujours fait comme ça" ; ou encore :"parce que c'est comme ça qu'on me l'a appris". Est-ce une raison pour continuer ? Est-ce une raison pour l'enseigner à nouveau ?
Le problème de l'huile dans la peinture à l'huile est une belle illustration de la difficulté de trouver une information simple, rationnelle et pratique dans un monde saturé d'informations. Au XIXe siècle, de nombreux peintres ont commis des fautes techniques catastrophiques qui ont ruiné leurs oeuvres, par défaut d'information, parce que le "métier" s'était perdu. Nous pouvons dire aujourd'hui que ce métier est retrouvé grâce aux travaux souvent discrets de quelques peintres, chimistes, historiens, et restaurateurs : il ne demande qu'à être appris. Les mauvaises habitudes disparaissent rapidement dès que l'on redécouvre le plaisir de comprendre et respecter la matière avec laquelle on travaille. Quant aux informations erronées, elles continueront à circuler autour de la terre tant que dureront les bavardages d'érudits transmettant des informations de seconde main qu'ils n'ont jamais pris la peine de vérifier... Et que nous importe ? L'enseignement artistique n'est pas la retransmission d'un discours reçu mais la mise en place de conditions permettant à l'étudiant d'accomplir une expérience.
Thierry Marié
Quelques liens utiles pour approfondir la question La technique de Van Eyck, "l'inventeur" de la peinture à l'huile, par Jean-Charles FUMOUX |